Lucius Shepard, 1943-2014

Comme vous sans doute, j’ai fait la connaissance de Lucius Shepard dans les pages d’un livre. Ce devait être son premier roman, Green Eyes, traduit par la suite sous le titre Les Yeux électriques. Et, à partir de là, je n’ai plus décroché. Durant les années 1980 nous arrivaient régulièrement d’Amérique, et parfois d’Angleterre, des gros recueils de nouvelles sur lesquels je me précipitais et que je dévorais émerveillé. En même temps, je devenais traducteur, mais pas une fois je n’imaginais que je pourrais le traduire un jour, lui.

L’occasion est venue grâce à Jacques Chambon, qui m’a demandé de traduire son extraordinaire roman de vampires, L’Aube écarlate. Ensuite, après le décès de Jacques et l’arrêt de sa collection « Imagine », c’est Olivier Girard, aux éditions du Bélial’, qui a pris le relais et publié Aztechs, le sauvant des limbes où il était perdu. D’autres livres sont venus : Louisiana Breakdown, Sous des cieux étrangers, Le Dragon Griaule, que le festival a couronné d’un prix, et Le Calice du Dragon, lancé lors de la dernière édition du festival.

Son séjour à Épinal pour les Imaginales 2013 fut une véritable épopée. Victime d’une mauvaise chute avant le départ, alors qu’il semblait reprendre le dessus après que sa santé s’était détériorée durant les deux années précédentes, il a bien failli ne pas venir, mais il tenait absolument à rencontrer ses lecteurs, même s’il ne pouvait parfois se déplacer qu’en fauteuil roulant. Il était particulièrement reconnaissant à l’équipe du festival pour son efficacité souriante. Physiquement épuisé, il ne s’en sentait pas moins requinqué par ce séjour parmi des gens qui l’aimaient.

Le répit, hélas, fut de courte durée. Victime d’un accident vasculaire cérébral en août, il aura vaillamment tenté une rééducation qui, ironie du sort, semblait porter ses premiers fruits — il s’était remis à écrire — lorsqu’une infection aura eu raison de lui. Il est décédé le 18 mars 2014 à l’âge de soixante-neuf ans.

Traduire Shepard était pour moi un bonheur et une épreuve. Un bonheur, parce que je pouvais enfin me colleter avec ce style qui n’avait cessé de me ravir en tant que lecteur ; une épreuve, parce qu’il m’importait plus que tout de ne pas le trahir et de rendre le mieux possible ses phrases torrentielles, son vocabulaire généreux, ses métaphores fulgurantes. Ce qui m’était d’autant plus difficile que, même devant le clavier, j’avais tendance à succomber à la fascination que m’inspirait son œuvre.

Lucius Shepard n’est pas un auteur facile. Ses images fortes, ses personnages cabossés par la vie, ses fins parfois ambiguës ou énigmatiques ne correspondent pas aux attentes du grand public. Publier Lucius Shepard, continuer à le publier, est un combat. Nombre de ses livres attendent encore d’être traduits, dont certains proprement fabuleux. Son éditeur et son traducteur vont continuer le combat — les témoignages des lecteurs qui nous parviennent nous y encouragent.

Jean-Daniel Brèque